Suite du dossier sur les “Douze preuves de l’inexistence de Dieu”
Au Dieu créateur, l’anarchiste Sébastien Faure oppose une deuxième objection : la différence « irréductible » entre le matériel et l’immatériel empêcherait l’univers matériel de dépendre d’un pur esprit.
« Entre le pur Esprit et l’univers, il n’y a pas seulement un fossé […] ; il y a un véritable abîme […] que rien ni personne ne saurait combler ni franchir. »
Curieuse conception du monde. Car n’en déplaise aux anarchistes, l’univers n’est pas anarchique. La science, comme l’expérience, montre qu’il obéit à des lois. Il est constamment soumis à un ordre qui, de soi, n’est pas de la matière. Autrement dit : notre monde « matériel » n’est pas seulement matériel. Par le seul fait qu’il est ordonné, il dépasse la pure matière. Et d’où vient donc cet ordre ? Là encore, la logique est implacable : l’ordre immatériel provient nécessairement d’une intelligence immatérielle – c’est-à-dire un esprit – qui domine l’univers [3].
Dira-t-on que cette intelligence suprême s’est contentée de soumettre à son empire une matière déjà existante, comme l’architecte et le maçon ordonnent les matériaux qu’ils trouvent dans la nature ? La logique proteste. Cette hypothèse est intenable, car l’ordre est constitutif du réel. Rien ne peut exister sans un minimum d’ordre. Une matière échappant à toute loi ne saurait exister, et l’on ne peut séparer l’univers de ses lois fondamentales. La conclusion est donc inévitable : l’intelligence qui donne au monde matériel ses lois fondamentales s’identifie à la Cause première – l’Être qui existe par lui-même et qu’on appelle communément Dieu.
Cette démonstration est ultra-classique. Mais Sébastien Faure n’y a pas compris grand chose. D’un ton grandiloquent, il lance un défi :
« Je mets le philosophe le plus subtil comme le mathématicien le plus consommé au défi de jeter un pont, c’est-à-dire d’établir un rapport – quel qu’il soit – (et à plus forte raison un rapport aussi direct et étroit que celui qui relie la cause à l’effet) entre le pur Esprit et l’Univers. »
Un pont ? Un rapport ? On vient de voir que l’ordre de l’univers renvoie nécessairement à une intelligence ordonnatrice. Mais il y a encore plus simple ! Il y a déjà, entre les deux, le simple rapport de l’être ! Sébastien Faure n’a-t-il jamais réalisé que l’univers existe ? Ne voit-il pas que cette existence relative doit se raccrocher à un absolu ? Ne saisit-il pas que l’Être absolu ne peut être matériel – puisque la matière est toujours une limite – et qu’il est donc, nécessairement, immatériel, c’est-à-dire esprit pur ? Pas besoin de chercher plus loin le rapport fondamental entre le pur Esprit et l’Univers !
Là encore, la réponse était dans saint Thomas d’Aquin. Sans parler de « défi », le Docteur angélique soulignait, dans sa Somme théologique, qu’il n’est pas si facile de saisir comment la matière peut provenir de Dieu. Au terme d’un petit exposé historique, il notait qu’on ne peut résoudre la question qu’en considérant « l’être en tant qu’être », c’est-à-dire en s’élevant au point de vue métaphysique. Et fournissant ainsi, des siècles à l’avance, le « pont » réclamé par Sébastien Faure, il concluait que « même la matière est causée par la cause universelle des êtres [4] ».
On pardonnera aisément à Sébastien Faure de ne pas avoir le génie de saint Thomas d’Aquin. Mais avant de lancer des défis aux philosophes, n’aurait-il pas dû les consulter un peu ?
[3] — Pour un exposé plus complet de cet argument, avec examen des objections courantes, voir « Dieu prouvé par l’ordre du monde » dansLe Sel de la terre 103 (hiver 2017-2018).
[4] — « La matière est-elle créée par Dieu ? » Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, première partie, question 44, article 2.
Source. Reproduit avec l’aimable autorisation des Dominicains d’Avrillé.